mercoledì 27 ottobre 2010

HOMMAGE À MAURICE ALLAIS

L'Actualité économique, Revue d'analyse économique, vol. 65, n. 3, septembre 1989
HOMMAGE À MAURICE ALLAIS*
Roger DEHEM
Département d'économique, Université Laval

Ce qu'il y a de paradoxal dans votre glorieux destin, ce n'est pas ce que les initiés appellent « le paradoxe d'Allais », qui n'en serait pas un, mais plutôt la disproportion entre, d'une part, l'ampleur, l'envergure, l'originalité exubérante et la valeur intrinsèque de votre œuvre et, de l'autre, la longueur de temps qu'il a fallu pour que celle-ci soit reconnue et appréciée. Votre problème ressortirait plutôt du paradoxe d'Adam Smith : celui de la valeur d'usage et de la valeur d'échange, de l'eau et du diamant.

En octobre 1985, à l'ombre de la Tour Eiffel, vous me faisiez la confidence désespérante que votre vie avait été un échec. Cependant, peut-on imaginer vie
scientifique plus féconde, alors que le simple catalogue de vos contributions à la
science économique au cours de la période 1943-1978 couvre 176 pages. Depuis
lors, heureusement, par la force d'une justice immanente, vous avez trouvé place
dans la constellation des Prix Nobel. Votre étoile y brille d'un éclat particulier, ne
serait-ce que par son caractère français.

Votre œuvre, gigantesque par son ampleur, son originalité, sa profondeur, sa
rigueur, sa pertinence universelle et permanente, est le fruit d'une pensée qui a su
dominer son temps. Vous avez eu le privilège de vivre une époque tumultueuse,
tourmentée par des conflits idéologiques, sociaux, internationaux. Vous avez
traversé deux guerres mondiales. Dans la première, vous perdiez votre père ; dans
la seconde, vous enfantiez votre ouvrage magistral : À la Recherche d une disci-
pline économique. Dans les conditions difficiles de l'Occupation, alors que vous
exerciez vos fonctions d'ingénieur des mines, vous avez rédigé en trente mois un
ouvrage de près de mille pages. Cette œuvre fantastique fut celle de l'autodidacte
que vous étiez à l'époque, puisque votre formation préalable était celle de mathématicien, de physicien, d'ingénieur. Non seulement vous êtes-vous hissé, par vos propres forces, bien au-dessus du niveau de la théorie économique de l'époque,
mais vous aviez, en 1943, innové par rapport au Foundations ofEconomie Analysis
que Samuelson publiera en 1947. Autodidacte, vous aviez déjà pris quelques
longueurs d'avance sur le grand pontife américain d'après-guerre.

Je me souviens très bien, quitte à paraître démentir votre loi de l'oubli, de
l'époque exaltante de l'immédiat après-guerre. C'est le 1er décembre 1945 que je
découvris, rue Soufflot, votre plaquette : Économie pure et rendement social. Dès
le second paragraphe, vous y définissiez le problème économique dans toute son
ampleur : « parmi tous les modes de gestion possibles de l'économie, y en a-t-il qui
soient préférables à d'autres, et, dans l'affirmative, comment peuvent-ils être
définis ? » Je fus acquis d'emblée à votre idée directrice. Je pris contact avec vous
et, en février 1946, vous me receviez à Saint-Cloud et me faisiez l'hommage de
votre grand traité. Vous m'aviez aussi introduit dans vos groupes de recherches et
de conférences. Vous aviez réussi, à l'époque, à attirer à vous la fine fleur de l'élite
technocratique parisienne.

À l'instar de Walras et de Pareto, dont vous continuez la tradition exigeante de
rigueur, vous avez longtemps souffert d'être ignoré, voire ostracisé, par l'establishment des économistes français. Au début, ce fut l'expression mathématique qui servait de prétexte pour vous tenir à l'écart. Mais, depuis toujours et encore maintenant, c'est votre résistance aux idéologies en vogue. Que l'on se souvienne de la faveur du planisme dans l'après-guerre et jusqu'aux années soixante ; que l'on pense aussi au keynésianisme, c'est-à-dire à la conception agrégative, simpliste et à courte vue, qui fut sans doute pertinente à la Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres, mais dont l'application aux conjonctures d'après-guerre a été tellement décevante, à la fois sur le plan de la science économique et sur celui des politiques réelles.

Vous avez préféré reformuler le problème économique en des termes véritable-
ment généraux, en explicitant les comportements individuels. Le problème de la
maximation du rendement social, soit par un mécanisme de concurrence établissant
un ensemble de prix d'équilibre, soit par un régime permettant la recherche
décentralisée de surplus, a le mérite d'embrasser tous les problèmes particuliers, y
compris celui du chômage.

De Walras, vous avez l'idéalisme, sans la candeur ; de Pareto, vous avez le
réalisme, sans le cynisme. Le 14 août 1945, jour de la capitulation du Japon, vous
écriviez vos Prolégomènes à la reconstruction économique du Monde. Dans ce
manifeste, semblable à celui publié par Marx et Engels en 1848, vous faisiez le point
des situations et des idées au lendemain de la plus grande tragédie du XXe siècle,
elle-même conséquence de trente années d'inepties, d'illusions, d'opportunismes
à courte vue. Dans ce manifeste lucide et passionnant, vous écriviez : « l'étude de
l'économie concurrentielle ne peut en aucune façon être considérée comme une
explication apologétique du régime existant ; elle ne peut être qiï une étude critique
de ce régime. Elle n'est pas une panacée qui permet de résoudre tous les problèmes; elle n'est que l'introduction théorique à des recherches fécondes sur l'organisation de l'économie réelle. L'économie concurrentielle n'est pas une image de la réalité ; elle n'est qu'un système de référence, qui nous permet de nous rendre compte à quel point la société, dans laquelle nous vivons, est loin de réaliser ses possibilités. »

Comme Walras, vous avez toujours été un idéaliste. L'étiquette qui vous convient le moins, celle dont vos détracteurs ont le plus abusé, est bien celle de conservateur, à moins d'entendre par ce terme l'attitude de résistance systématique à la tentation de démagogie. De tous les économistes que j'ai connus depuis cinquante ans, il n'en est pas un qui, à mes yeux, ait cédé le moins à la tentation d'opportunisme que vous-même. Votre intégrisme scientifique vous a toujours gardé de toute compromission avec des intérêts politiques ou autres. C'est votre absolue fidélité à vos convictions constantes qui explique votre intransigeance et votre déficit de popularité.

Vous êtes farouchement libéral. Qu'est-ce à dire ? Les malveillants disent que,
dans l'acception européenne, ceci est synonyme de conservateur, de défenseur de
l'ordre établi. Rien n'est moins vrai dans votre cas. Votre libéralisme consiste
essentiellement en une défense de la personne contre toute contrainte illégitime ou
superflue. Votre libéralisme s'apparente à celui de Montesquieu et de de Tûcque-
ville, plutôt qu'à celui de J.-J. Rousseau. D'ailleurs, votre doctrine n'a rien de
dogmatique ; elle est toute personnelle et tient compte de multiples exigences et de
la diversité des circonstances. Vous vous démarquez de Hayek et de Milton
Friedman. Vous êtes loin d'être anti-étatique, ce en quoi vous demeurez dans la
tradition française.

Après que vous eûtes posé les fondements de la théorie générale dans votre
traité de 1943 et votre Economie et Intérêt de 1947, vous avez abordé le domaine
vaste et varié de l'économie appliquée. Ces travaux qui s'étendent sur quatre
décennies ont tous été marqués de l'empreinte de votre esprit judicieux et novateur.
Leur liste est longue, et je ne puis évoquer ici que quelques titres. En 1949, vous
publiiez un mémoire sur La gestion des houillères nationalisées et la théorie
économique : en 1954, une Evaluation des perspectives économiques de la recher-
che minière sur de grands espaces - Application au Sahara algérien ; en 1963,
Quelques réflexions sur l'organisation du marché des transports (pour la CEE). En
1965, vous anticipiez Milton Friedman en publiant une Reformulation de la théorie
quantitative de la monnaie. Ceci sera suivi d'une série d'écrits remarquables et
originaux sur la dynamique monétaire, l'inflation et la croissance. Parmi eux, il me
plait de citer l'article Inflation, répartition des revenus et indexation avec référence
à ïéconomie française, 1947-1975, signée Maurice et Jacqueline Allais. Madame
Allais, à qui je rends un respectueux hommage, a été depuis près de trente ans votre collaboratrice dévouée et discrète.

Pour revenir à ce préjugé que d'aucuns entretiennent à votre égard, et qui vous
a fait tant de tort, celui de conservatisme, qu'il me suffise de les référer à votre
ouvrage de 1977, récemment réédité : L'impôt sur le capital et la réforme moné-
taire, dédié « aux réformateurs sociaux de tous les temps et à leurs adversaires » est d'une richesse inouïe et d'une originalité audacieuse. Vous y faites des propositions qui, du point de vue de la répartition des revenus et de la justice sociale, répondraient entièrement aux aspirations et aux conclusions des grands réformateurs sociaux de tous les temps, des Pères de l'Église à Proudhon et à Marx... en « remettant en cause tous les droits acquis, quels qu'ils soient, lorsqu'ils correspondent à des inégalités indues ».

Parmi vos publications moins connues, je dois mentionner une étude de 147
pages sur un sujet qui n'a cessé de nous submerger de littérature démagogique.
Cette étude, de 1958, est intitulée : Le Tiers-Monde au carrefour : centralisation
autoritaire ou planification concurrentielle. Tout y est dit d'une façon tellement
lumineuse que Walter Scheele, à l'époque Ministre de la Coopération de la RFA,
fort séduit, l'a préfacé en y insérant un poème de Goethe.

Pour revenir au « paradoxe d'Allais », qu'il me suffise, pour introduire les non-
initiés à son mystère, de lire un extrait du compte-rendu de votre plaquette :
Fondements dune théorie positive des choix comportant un risque et critique des
postulats et axiomes de l'école américaine (1955), que j'avais écrit pour UActua-
lité économique, il y a 33 ans. « Depuis la parution de la Theory ofGamesdevon
Neumann et Morgenstern, en 1944... les théoriciens les plus puissants, tels
Samuelson, Marchak, Savage et Friedman ont tenté de donner une explication du
comportement de l'homme réel devant un champ aléatoire et une définition des
choix rationnels parmi les éventualités incertaines. Ces auteurs fondent leurs
systèmes très rigoureux sur des ensembles d'axiomes qui définissent la rationalité.
Or, M. Allais s'en prend violemment à ces axiomes, dont il nie l'évidence.
.. .L'auteur fait montre, une fois de plus, de la grande pénétration et de la subtilité
de son esprit très supérieur. Son exposé est merveilleusement limpide et se lit
agréablement malgré l'aridité du sujet. Disons aussi que ses arguments sont
convaincants, et devraient avoir décimé les adversaires ». Ex-post, c'est précisé-
ment pour ne pas devoir s'avouer vaincus que ces adversaires ont frappé le cliché
« Allais' paradox ».

En Nouvelle-France, votre nom et votre œuvre nous sont familiers depuis plus
de quarante ans. En 1948 ou 1949, je créai un cours intitulé Rendement social et
systèmes économiques, à l'Université de Montréal. Dès cette époque, votre « ligne
des états de rendement social maximum » était tracée sur nos tableaux noirs. Mes
étudiants en ont eu connaissance avant que Samuelson ne la redécouvre (mystère!).

Cette frontière des possibilités de rendement social est demeurée une pièce
maîtresse de mon enseignement jusqu'à ce jour. C'est ainsi qu'au cours des quatre
dernières décennies, plusieurs générations d'économistes canadiens-français ont
été imprégnés de votre esprit.

Le sacre du Prix Nobel dont vous venez d'être honoré nous remplit d'une
immense fierté. Nous vous sommes fort reconnaissants de vous avoir parmi nous
ce soir.

À titre plus personnel, je tiens à ajouter un mot de gratitude exceptionnelle.
Depuis près de 43 ans, vous m'avez prodigué vos lumières et un fil directeur auquel
je demeure toujours attaché. Vous m'avez surtout honoré de votre amitié. Voltaire
aurait dit : « L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux ». Je vous en
remercie infiniment.

*À l'occasion de sa visite au Canada et au congrès de la Société canadienne de science économique, Mont-Rolland, Québec, 24-26 mai 1989.



BIBLIOGRAPHIE

ALLAIS,, M., À la Recherche d'une discipline économique, Paris, 1943.

Économie pure et rendement social, Sirey, Paris, 19. Économie et Intérêt, 2 v. Paris,
1947.

Prolégomènes à la reconstruction économique du Monde, Sirey, Paris, 1945.

La Gestion des houillères nationalisées et la théorie économique, Paris, Imprimerie nationale, 19.

Évaluation des perspectives économiques de la recherche minière sur de grands
espaces - Application au Sahara algérien, Alger, 1957.

Reformulation de la théorie quantitative de la monnaie, SEDEIS, Paris, 1965.

Le Tiers-Monde au Carrefour-Centralisation autoritaire ou planification concurentielle, Bruxelles, Cahiers africains, vol. 7,8.

Fondements d'une théorie positive des choix comportant un risque et critique des
postulats et axiomes de V école américaine, Paris, Imprimerie nationale, 1955
(Compte-rendu par Roger Dehem dans L'Actualité économique, XXXII, avril-
juin 1956).

ALLAIS, M. et ALLAIS, JACQUELINE, « Inflation, répartition des revenus et indexation,
avec références à l'économie française 1947-1975 », Économie appliquée,
1976, t. XXIX, n° 4.

ALLAIS, M., L'impôt sur le capital et la réforme monétaire, NlIe éd., Paris,
Hermann, 1988.

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